Le mode d’emploi perdu de l’emploi

450px-Pericles_Pio-Clementino_Inv269_n3J’étais invité à participer jeudi à une réflexion sur l’emploi mais n’ayant pas de don d’ubiquité dans le monde physique, je profite des possibilités du numérique pour d’une certaine façon être à mes deux rendez-vous tout en partageant largement certains points de ce difficile problème.

La plus grande difficulté est sans doute d’éviter d’enfoncer les portes ouvertes ou de se noyer dans des poncifs un peu trop faciles. Par facilité, nous aimerions que le chômage soit d’abord la faute de l’autre, que cet autre s’appelle d’un côté mondialisation, finance, libéralisme ou de l’autre archéo-communisme, étatisme et autres mots en isme qui essaient de cacher notre impuissance derrière le cache-sexe de l’emphase.

En Europe, un regard détaché est amené à constater au moins les éléments suivants :

  • contrairement à l’époque souvent regrettée des 30 glorieuses, nous sommes dans la grande majorité des pays européens dans une économie mature, pas une économie de (re)construction
  • contrairement à tout ce que nous avons pu connaître dans le passé, le niveau général d’éducation est pour beaucoup de métiers plus que suffisant et le diplômé n’est plus une rareté sur le marché du travail
  • le travail n’est plus une valeur monolithique qui unissait le revenu nécessaire à la subsistance de la famille et un statut social « honorable ». L’évolution sociale a bien souvent abouti à créer des emplois vidés de leur sens tout en déformant l’échelle des salaires de façon de plus en plus écœurante.

Dit autrement,

  • un jeune diplômé arrivant sur le marché du travail à une valeur très inférieure à ce qu’elle aurait pu être quelques décennies plus tôt,
  • qu’en l’état nos sociétés « repues » n’ont que peu de goût pour se dépasser et lui offrir un espace pour construire un monde nouveau
  • et qu’au contraire le modèle « valeur travail » qui lui est proposé est celui du non-sens cupide ou misérable en fonction du côté où il tombera.

La mondialisation, la crise etc… n’arrangent pas les choses mais elles ne sont pas à mon sens la racine du problème. Si l’on regarde les statistiques un peu vite, on peut penser que tous les pays ne sont pas logés à la même enseigne:

Mais en fait, les pays européens comme l’Allemagne ou dans une moindre mesure l’Angleterre qui arrivent à un taux de chômage « gérable » le font en grande partie en maltraitant la valeur travail à travers la précarité et des bas salaires plus qu’indécents.

Bien d’autres paramètres interviennent dans l’équation et ce post n’a aucunement la prétention d’être exhaustif et de postuler pour le Nobel d’économie. Mais si j’ai retenu ces paramètres, c’est à la fois pour leur importance structurelle et parce que l’on peut agir sur eux.

  1. Nous nous devons d’être honnête avec les jeunes générations et arrêter de leur faire croire aux vertus magiques des diplômes. L’éducation est indispensable dans l’exercice d’un métier, elle peut être un idéal (surtout lorsque l’on est socialiste) mais elle n’est plus un ticket pour avoir une place réservée dans un des wagons de la société.
  2. Nous nous devons de permettre à ces jeunes générations de construire un avenir qui nous échappe et qui potentiellement menace le confort établi au profit des générations qui ont jusque là verrouillé la société française.
  3. Nous nous devons de redéfinir ensemble la valeur travail et accepter que le statut et le moyen de gagner sa vie soient dissociés, que la hiérarchie sociale actuelle soit revue et que l’échelle des rémunérations soit reconstruite dans le sens de la décence et de l’équité de chacun.

Sur le point 1) nous sommes dans un état proche du déni catastrophique.

Sur le point 2) les changements extraordinaires que nous vivons actuellement devraient permettre d’abattre toutes les murailles qu’il faut (d’une certaine façon les contrats intergénérationnels mis en place par le gouvernement vont dans ce sens).

Enfin sur le point 3) la tâche est complexe mais des progrès ont déjà été enregistrés avec l’encadrement des salaires pour ce qui est du secteur public et malgré ce qui a pu être retranscrit par la presse, le chantier n’est pas clos pour le secteur privé. On en jugera par cette déclaration de P. Moscovici fin mai au parlement :

Vous m’interrogez sur les mesures que le gouvernement entend prendre – ou a déjà pris – concernant les rémunérations des dirigeants de nos grandes entreprises.  Je veux être sur ce dossier extrêmement clair. Nous n’avons renoncé à rien. Ni à agir. Ni à légiférer si c’est nécessaire. Je partage le désarroi de nos concitoyens qui voient certains patrons s’octroyer des rémunérations indécentes – y compris lorsque leur entreprise est  en difficulté – alors même que l’ensemble de la communauté  nationale souffre de la crise.

La société française (et au-delà l’Europe) est riche. Elle peut permettre à tous ses citoyens de vivre dignement et d’accéder aux revenus nécessaires à une vie décente. Mais nous devons accepter l’idée que ces revenus ne sont plus nécessairement et définitivement issus du travail tel que nos sociétés l’on connu jusqu’ici. La place que chacun peut avoir dans la société à travers ce qu’il produit et ses revenus sont devenus deux choses différentes.

Parallèlement, notre société est pauvre d’avenir. Nous sommes des arthritiques peureux, sans ambition pour nous-même, mais ce qui est plus grave, sans ambition pour nos enfants autre que la reproduction d’un modèle qui les exclut ! Cette jeunesse n’est pas veule, elle est ce que nous l’obligeons à être.

Enfin, il faut en finir avec l’éloge de la cupidité. Nous devons en finir non pas parce que c’est la crise et qu’il faut punir ceux qui nous y ont largement plongé, mais parce que dans ce nouveau monde qui change sous nos yeux, nous ne devons pas retrouver le pire de l’ancien. Les changements en court sont immenses et peu de gens aiment fondamentalement le changement. Il est plus que temps de faire naître aux yeux de tous  la promesse de ce monde qui se transforme. Il est plus que temps de laisser ce vieux monde qui nous est devenu insupportable. Beaucoup d’outils du changement sont déjà là : les nouvelles possibilités énergétiques, le numérique, les impératifs climatiques. Il ne reste plus qu’à se mobiliser et à bâtir un nouveau monde avec ces outils, à inventer le mode d’emploi des talents et des forces qu’il y a en nous et autour de nous.