Peut-être est-ce que je me trompe, mais il me semble que nous n’avons pas assez pris de hauteur pour comprendre la force de ce qui est en train de se passer chez nos voisins méditerranéens. Pas assez de hauteur, mais également pas une vision temporelle assez large ce qui est une détestable dérive de notre mode de vie où la consommation est immédiate, où l’on oublie presque immédiatement ce qui vient d’être fait.
Essayons-nous donc à une autre grille de lecture. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, les pays européens (ce qui incluait leurs colonies) s’étaient engagés dans un double mouvement d’intégration continentale et de désintégration extra-continentale, dont la désintégration en Afrique du Nord. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le Royaume Uni qui a sans doute été le plus activement réfractaire à une intégration continentale forte est aussi celui qui a essayé le plus de garder au moins les apparences d’une unité de sa domination coloniale historique avec le Common Wealth (né en 1926).
L’Europe politique a cependant échoué, non pas que rien n’ai été créé, mais ce qui a été créé n’arrive pas à dépasser une technostructure, une philosophie de développement économique décidée de façon non démocratique, des institutions démocratiques déconnectés de l’intérêt des citoyens (d’ailleurs il n’y a pas dans la réalité de citoyenneté européenne, au mieux une vague aspiration à cela) et pas de vrai système de séparation de pouvoir législatif, exécutif, judiciaire couplé à un système d’investigation et d’information indépendant, puissant et unifié au sein de l’Union. Qui plus est, cette Europe, par le jeu du développement accéléré de l’Asie, de l’Amérique du Sud et sans doute bientôt de l’Afrique, est en train de perdre sa place historique de référence culturelle, de force économique et militaire majeure, ce qui est fort déstabilisant. Déclin inéluctable diront certains, fatalisme devant les marchés censés avoir toujours raison, mystique de quelques mystérieux cycle naturels, etc… Et bien non, et ce qui se passe en Méditerranée me semble en être un excellent exemple !
Tout d’abord, il me semble que les choses n’ont pas commencée à Carthage (Tunisie), mais à Athènes (Grèce). Dans la logique de la « décadence naturelle des peuples », la Grèce aurait dû faire faillite, sortir de l’Europe, accepter sa période de ruine. La tentation a d’ailleurs il me semble été assez forte à un certain moment, et cela aurait été économiquement « justifié ». Mais cela ne s’est pas passé ainsi parce que quelques hommes, européens convaincus malgré tout, se sont mobilisés. Fondamentalement, je pense qu’ils l’ont fait pour des raisons qui vont bien au-delà des considérations de dettes souveraines et de sauvetage de l’Euro.
Le vent du boulet passé, les choses ont continué cahin caha jusqu’à ce qu’un vendeur de fruits et légumes se donne la mort en Tunisie. Et le régime est tombé à une vitesse et avec une « facilité » qui reste étonnante. Il y avait des raisons politiques et économiques certes, il y a la révolution de la communication universelle et immédiate certes, mais une révolution est d’abord le fait d’éléments qui vont bien au-delà d’un problème économique ou politique immédiat : un mobile et un moyen ne suffisent pas au « crime ». Athènes a tremblé, la secousse s’est amplifiée à Carthage, l’onde de choc est parvenue à Alexandrie. Il me semble qu’il y a derrière cela les prémisses de quelque chose de profond, propre à l’histoire même de ce bassin d’histoire, de culture, qui dépasse le fatalisme des marchés ou des religions (« si dieu le veut« ), quelque chose qui doit être compris par l’ensemble des dirigeants de ce bassin, de chaque colonne d’Hercules en faisant le tour par Troie.
En reprenant l’idée du projet euro-méditerranéen exprimée entre autre dans « La Flamme & la Cendre« , la France aurait pu être la cheville ouvrière du renouveau de la Méditerranée. Hélas il ne suffit pas de savoir lire le titre d’un livre pour être un érudit et nous apparaissons dans ce mouvement naissant, au mieux comme un organisateur d’inutiles réunions internationales, au pire comme l’agent supplétif maladroit des forces de l’ordre locales. Par ailleurs je défends depuis assez longtemps déjà l’idée que pour ne pas créer une séparation nord-sud du projet Européen, il faut que cette Europe ait chaque pied dans un de ses deux bassins historique, créer une Europe de la Hanse et de la Méditerranée. Si j’ai raison, le mouvement actuel va donc se propager au sud certes, mais aussi remonter vers des pays comme la Roumanie, la Bulgarie, les Balkans, et il n’est pas exclus qu’il remonte par Massilia.
Il est temps de replacer la politique dans une perspective politique historique, il est temps d’arrêter de se laisser leurrer par la consommation immédiate de l’instant, il est temps que les aristocrates républicains français dont la conscience démocratique est encore vivante redescendent à la rencontre de tous les vendeurs de fruits et légumes pour ensemble refonder l’avenir.