Du point de vue de la démocratie, cela signifie-t-il qu’il est possible d’extraire du web des événements capables de prédire ou de modifier un résultat électoral qui lui aussi est un événement probabiliste mesurable (ce qui est l’objectif des sondages) ? Et si oui, est-il possible d’agir pour faire pencher la balance dans un sens ou dans un autre ?
Dans une configuration où un seul des partis saurait utiliser le web, il est clair que la diffusion large d’une information destinée à orienter un vote serait en mesure de faire basculer une substantielle proportion de votes, parce que le web atteint une très large population et parce ce qu’il a une image de « vérité » supérieure aux médias traditionnels dont l’image s’est fortement dégradée (à telle point que « le tir au journaliste » assure un regain d’intérêt à l’endroit des politiques adeptes de ce sport). Dans cette configuration, il suffirait de dire partout et souvent que la vérité est à un endroit, sans contradiction, pour que la probabilité que cela ce produise augmente. Ce phénomène a été très bien illustré par le « il n’y a qu’elle qui peut le battre » qui à force de répétitions s’est autoalimenté et à rendu très improbable tout autre résultat, d’autant plus que pour la primaire socialiste, le web et les médias étaient très en phases.
Les partis ayant assimilé l’intérêt d’un relais sur le web, ils se sont naturellement dotés de moyens d’action sur la toile. Du coup, les probabilités se diluent en fonction du nombre d’acteurs politiques identifiés : a priori et au départ, chacun à une équiprobabilité de chance ce qui réduit d’autant la part de chacun (1 acteur = 100%, 2 acteurs = 50%). Cette dilution aboutit-elle vraiment à un espace équiprobable et à une diminution de la probabilité de « truquer » le résultat pour forcer un événement favorable (en l’occurrence faire basculer suffisamment de votes pour faire basculer une élection) ?
La dernière présidentielle est sur ce point à nouveau très instructive, en particulier la primaire socialiste.
Techniquement, de tous les postulants, Royal avait incontestablement avec Désir D’avenir l’instrument le plus organisé et le mieux à même de quadriller l’électorat.
Strauss-Kahn bénéficiait également d’une présence active avec son blog, mais plus orientée vers la réflexion et l’argumentation militante là où Royal ciblait une présence pertinente du point de vue marketing : écoute des doléances et renvoi vers les internautes sous la forme d’un message « j’ai bien compris que vous m’aviez dit que ». Un marketing inachevé de l’offre contre un marketing ficelé d’une promesse de réponse à la demande.
Enfin, il semble que Fabius, trop confiant dans ses réseaux (façon « vieille politique », parallèle de la « vieille économie »), se soit dès le début privé d’occuper sa part de densité de probabilité internet ; impossible pour lui de peser pour augmenter ses chances et même de diminuer la part des autres, malgré une part respectable au sein des journaux de gauche.
La primaire s’est donc jouée sur le web entre deux candidats, mais avec des moyens n’étaient pas du tout équivalents. Désir d’Avenir a procuré une structure opérationnelle permanente, active et coordonnée, un financement et un cadre identifiable par les autres médias.
La « petite boutique internet » strauss-kahnienne s’est limitée à quelques dizaines d’internautes militant de concert en se relayant sur un mode globalement autonome.
On pourrait ici faire un parallèle avec ce que l’on constate en informatique entre les sociétés de logiciels et les développeurs du monde open : cela marche dans les deux cas, mais la force de vente n’est pas la même !
Le nombre d’acteurs été sans doute moins déterminant que l’utilisation simultanée des médias et d’internet. Là où DSK avait une couverture médiatique bien inférieure à la couverture web (ce qui fut une des motivations du démarrage sur internet au début de l’été), MSR avait une puissance marketing qui s’est traduite par des pratiques médiatiques peu critiques (les « sœurs Brontë » n’en furent qu’un des exemples les plus flagrants). Les probabilités sur le web étaient appuyées par les probabilités s’appuyant également sur celles des médias classiques. Or pendant près de 6 mois, ces derniers furent mis à la disposition de Royal, probablement avec un appuis de circonstance de la droite française. A l’arrivée, les probabilités ont permis à DSK d’éroder fortement la popularité de MSR, d’avoir l’avantage sur le web mais pas dans les médias ; le délai ne fut pas suffisant pour provoquer une redistribution de la densité de probabilité, pas suffisant pour que l’influence du web prenne le dessus sur l’influence des médias traditionnels.
Cette redistribution eut lieu à l’entrée en campagne de Nicolas Sarkozy. Le premier coup de boutoir fut donné par le retournement du monde médiatique qui se mis à critiquer ce que les journalistes avaient encensés pendant six mois, voire chercher à « piéger » la candidate. Dans un deuxième temps, l’appareil internet de l’UMP put largement entrer en action et annuler l’avantage probabiliste de Désir d’Avenir.
Le même phénomène qui avait donné l’avantage à Royal à l’automne s’est inversé pour donner l’avantage à Sarkozy au printemps. La seule différence résidant dans l’orientation générale des médias, cela montre que pour cette élection en tout cas, si internet fut incontournable, les médias traditionnels furent déterminants.
Au final, tout ceci n’est pas très brillant car la distribution probabiliste s’est faite sur les apparences et pas sur le fond, ce qui a rendu le retournement de l’hiver possible, et qui se prolonge aujourd’hui avec un retournement contre le président élu.
Que faire à l’avenir pour éviter cela ? Plusieurs pistes.
D’abord chercher encore et toujours à renforcer la pluralité d’expression aussi bien dans les médias que sur le web. Pendant la campagne, les moteurs de recherche des journaux et du web permettaient facilement de constater d’énormes différences. Si le web est d’abord le reflet de ce qu’y mettent les internautes (et donc les militants et sympathisants), en ce qui concerne les journaux, c’est d’abord une affaire éditoriale, et l’indépendance des journaux est un vrai problème.
Les appareils politiques ont donc tout intérêt à ouvrir sur internet un espact ouvert aux militants d’une part, mais aussi aux sympathisants et aux citoyens qui ne demandent qu’à mieux participer à la vie démocratique de notre pays.
Une autre piste est de complexifier les espaces probabilistes. Aujourd’hui, une élection se fait sur un mode binaire (je vote ou pas pour quelqu’un), ce qui facilite la prédiction (les sondages). En changeant quelque peu le mode de scrutin, on peut rendre impossible la prédiction (ou la rendre totalement non fiable ce qui revient au même). C’est assez facile à faire en passant à un vote pondéré (chaque électeur donne une note de 0 à n en fonction du degré d’approbation qu’il porte à chaque candidat). On aboutit ainsi à une élection au consensus mais surtout, à cause de l’énorme variabilité des pondérations (si on donnera la note maximum à son candidat préféré, les autres varieront jusqu’au dernier moment), on aboutira à une imprédictibilité de fait du vote. Les sondages seront trop aléatoires pour peser et les candidats seront obligés d’argumenter sur le fond (l’offre) plutôt que de surfer sur des prévisions (la demande).